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Michel J. Cuny lit et commente Thomas Piketty

27 janvier 2014

12. Comment David Ricardo retombe toujours à pieds joints sur la quantité de travail

Outre que le prix de marché, cette écume que la loi de l'offre et de la demande produit par-dessus le flot de la valeur d'échange, réelle, naturelle, peut réussir à présenter comme équivalentes des marchandises incorporant des quantités de travail différentes, il est le seul instrument dont nous disposons pour nous repérer économiquement parmi l'en-semble des produits. Cela se retrouve dans la gestion même de la production et des choix dont elle est l'objet. Par ses variations de niveau, le prix de marché aide à distinguer les bonnes ou les moins bonnes occasions d'investir. C'est ce que nous rappelle David Ricardo :

"Ce n'est qu'en raison de telles variations que le capital est parfaitement réparti dans les quantités requises, et sans plus, entre les productions des diverses marchandises demandées. Lorsque le prix augmente ou diminue, les profits dépassent leur niveau gé-néral ou tombent en deçà ; le capital est alors attiré vers les emplois où la variation de prix s'est produite, ou en est détourné." (page 109)

Nous retrouvons bien, là, le balancement permanent entre l'offre et la demande... Et même une certaine façon pour le capital de se répartir...

L'analyse économique ne peut cependant se satisfaire de la seule observation des pro-cessus tels qu'ils apparaissent à nos regards et à notre expérience quotidienne. Il s'agit, pour elle, de saisir les systèmes de causalité qui sont sous-jacents. Pour David Ricardo, cela consiste à revenir à ce qui fait véritablement loi scientifique sous cette loi d'occasion qu'est celle de l'offre et de la demande : la question des quantités de travail, et donc la redoutable question de la survie du travailleur...

"Avec le progrès de la société, le prix naturel du travail a toujours tendance à augmen-ter, car l'une des principales marchandises qui règle ce prix tend à devenir plus chère en raison de sa plus grande difficulté de production. Cependant, les améliorations dans l'agriculture ou la découverte de nouveaux marchés d'où on peut importer des vivres, peuvent, pendant un temps, contrecarrer la tendance à l'augmentation du prix des biens nécessaires, et même provoquer une baisse de leur prix naturel ; les mêmes causes pro-duiront des effets comparables sur le prix naturel du travail." (page 114)

D'où nous inférons que, pour David Ricardo, ce n'est pas le déséquilibre réel entre les quantités de nourriture produites et l'augmentation de la population qui compte. Ce qui compte, ce qui menace l'équilibre économique et social, c'est l'évolution de la valeur réelle des biens nécessaires à assurer la survie de l'ouvrier et de sa famille, et le confort convenu qui va avec.

Nous allons bientôt voir que c'est là que la rente foncière pointe le bout de son petit nez.

Michel J. Cuny

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26 janvier 2014

11. Quand le travail de production glisse doucement vers les oubliettes

Ainsi, selon David Ricardo, en fixant le prix de marché des produits du travail, la loi de l'offre et de la demande ne joue qu'un rôle d'écume par-delà la mer des prix réels ou naturels exprimant la quantité de travail incluse en eux. Elle n'est donc pas rien non plus.

Ce qui ne suffira toutefois pas à nous réconcilier avec les positions prises par Thomas Piketty. Mais ce n'est pas non plus parce qu'il a oublié de tenir compte de l'essentiel, que nous pouvons nous dispenser, nous, de songer à l'accessoire qu'il lui a substitué avec la trop célèbre loi de l'offre et de la demande : les prix de marché sont, en fait, les seuls prix que nous connaissions dans la vie quotidienne. Et tout spécialement s'il faut passer sous silence l'exploitation de l'être humain par l'être humain, et en rester à la répartition du gâteau, dans un monde où tant de gens meurent de faim.

Avouons-le tout de suite : ce n'est pas non plus ce qui inquiète David Ricardo. Mais ce n'est pas non plus qu'il veuille à tout prix ne pas voir les conséquences de la compréhension qu'il croit avoir de la réalité du processus de base en mode capitaliste de production : la quantité de travail comme seul et unique déterminant de la valeur économique réelle et naturelle, ou encore, de la valeur d'échange, puisque c'est elle qui règle fondamentalement les quantités respectives selon lesquelles les différentes marchandises s'échangent entre elles, même si en permanence et pour nous, le rapport de l'offre et de la demande vient ajouter l'écume produite par la rareté locale et/ou momentanée.

Voyons où cela mène le brave Ricardo :

"Si la quantité de travail matérialisée dans la fabrication des marchandises règle leur valeur d'échange, toute augmentation de la quantité de travail doit nécessairement accroître la valeur de la marchandise à laquelle elle s'applique ; et toute diminution de cette quantité doit en réduire la valeur." (page 53)

Ici, vient donc d'être introduite la question de la productivité du travail...

À partir des instruments d'analyse dont il s'est doté, David Ricardo s'autorise alors à prendre cette question sous un angle qui permet de faire souffler le vent d'un certain progrès économique :

"L'emploi des machines et d'autres instruments de capital fixe et durable modifie consi-dérablement le principe selon lequel la quantité de travail consacrée à la production des marchandises règle leur valeur relative." (page 68)

Rappelons que, pour lui, les machines sont elles-mêmes le produit d'une quantité donnée de travail mort qui va venir s'ajouter, par morceaux - et au fur et à mesure de leur utilisation - aux quantités de travail vivant qui interviennent dans la dernière phase de production pour fixer la valeur d'échange, naturelle, réelle...

Mais il y a machine et machine, et il y a aussi (et encore) travail sans machine ou presque... D'où une diversité des temps de travail (tout compris) nécessaire pour produire des objets relativement comparables dans ce qu'ils sont... mais qui sont aussi très différents du point de vue de la quantité de travail qu'ils emportent avec eux, et donc très différents du point de vue de leur valeur d'échange, naturelle, réelle... Or, du fait de la loi de l'offre et de la demande, c'est-à-dire du fait de leur concurrence sur le marché, ils devront se ranger peu à peu (et quoi qu'il en coûte à ceux qui valent plus cher en termes de travail incorporé) derrière un même prix de marché.

C'est ici que Thomas Piketty triomphe.

Michel J. Cuny

 

24 janvier 2014

10. La quantité de travail comme régulatrice de la valeur économique

En tant qu'il est la rémunération du travail de production, le salaire repose, chez David Ricardo, sur un socle "naturel" : il doit garantir la survie de l'ouvrier et de sa progé-niture, c'est-à-dire assurer la continuation de son exploitation... On ne s'y répartit pas le gâteau : on mange pour vivre et pour pouvoir travailler à la croissance du capital d'au-trui, et des moyens de production que, par conséquent, cet autrui s'approprie.

Dans le texte de cet auteur, voilà ce que cela donne :

"Le travail, comme tout autre bien acheté et vendu, et dont la quantité peut varier, a un prix naturel et un prix de marché. Son prix naturel est celui qui est nécessaire pour permettre globalement aux travailleurs de subsister et de perpétuer leur espèce sans variation de leur nombre." (page 114)

Le salaire n'est lui-même qu'un intermédiaire, qu'un relais incontournable pour atteindre la nourriture et tout ce qui doit garantir la survie de la force productive. David Ricardo le dit ainsi :

"La capacité des travailleurs de subvenir à leurs propres besoins et à ceux de la famille nécessaire pour maintenir leur nombre, ne dépend pas de la quantité de monnaie qu'ils peuvent recevoir comme salaire, mais de la quantité de nourriture, de biens nécessaires et de biens d'agrément qui leur est devenue essentielle par la force de l'habitude, et que cette quantité de monnaie leur permettra d'acheter." (page 114)

Un téléviseur, par exemple...

C'est cette insertion dans le réel de l'exploitation - à la vie, à la mort - que permet de laisser glisser vers les oubliettes la doctrine de la répartition qui a pris tant de place dans la démocratie méritocratique de Thomas Piketty. On ne saurait d'ailleurs lui en vouloir : il doit lui aussi obtenir d'être rémunéré pour un travail qui ne peut, en aucun cas, se trouver désaccordé par rapport aux nécessités du mode capitaliste de production tel qu'il s'exerce, de façon spécifique, en Europe, et plus particulièrement en France.

Mais que devient, dans tout cela, la question de la croissance diversifiée de la population et de la nourriture chez David Ricardo, puisque Thomas Piketty nous a dit que c'était, là, le grand souci de celui-ci ?

Pour bien préparer le terrain, il ne nous faut pas perdre de vue que Ricardo lui-même nous a indiqué, au-delà du prix "naturel" dont nous venons de développer le sens, un prix de "marché". Voici de quoi il s'agit, dans son langage à lui :

"En faisant du travail le fondement de la valeur des marchandises, et de la quantité relative de travail nécessaire à leur production, la loi réglant les quantités respectives de biens qui doivent être échangées les unes contre les autres, nous n'avons pas la prétention de nier les variations accidentelles et temporaires du prix effectif des marchandises, ou prix de marché, par rapport à leur prix fondamental et naturel." (page 109)

Ces "variations accidentelles et temporaires" sont celles qui dépendent de la loi de l'offre et de la demande, c'est-à-dire, en particulier, de la rareté locale et/ou momentanée d'un produit qui se vendra donc à un prix de marché différent de son prix naturel, mais sans pouvoir modifier le caractère crucial de celui-ci. Ce que Thomas Piketty a omis de nous dire quand il nous a renvoyés un peu trop massivement vers la mirifique et néanmoins boiteuse... loi de l'offre et de la demande. Rappelons qu'elle nous fait perdre de vue la nécessité, pour l'ouvrier et sa famille, de manger. En bon français d'aujourd'hui, ça s'appelle : les restos du cœur.

Michel J. Cuny

23 janvier 2014

9. Pour David Ricardo, pas de valeur économique sans travail de production

Thomas Piketty rue donc, à sa façon, dans les brancards de l'économie contemporaine. Ecoutons-le encore sur ce thème qui lui tient manifestement à coeur :

"Pendant trop longtemps, la question de la répartition des richesses a été négligée par les économistes, en partie du fait des conclusions optimistes de Kuznets, et en partie à cause d'un goût excessif de la profession pour les modèles mathématiques simplistes dits « à agent représentatif »." (page 38)

Ici, une note de bas de page nous aide à nous orienter :

"Dans ces modèles, qui se sont imposés dans la recherche comme dans l'enseignement de l'économie depuis les années 1960-1970, on suppose par construction que chacun reçoit le même salaire, possède le même patrimoine et dispose des mêmes revenus, si bien que par définition la croissance bénéficie dans les mêmes proportions à tous les groupes sociaux." (page 38)

Pour voir un exemple de systématisation idéologique de cette conception aseptisée de l'économie, on pourra se reporter au travail que j'ai moi-même consacré à un ouvrage d'Edmund S. Phelps, prix Nobel d'économie 2006, ici :
http://micheljcuny.canalblog.com

Mais Thomas Piketty parvient-il à échapper vraiment au travers qu'il dénonce ? Peut-être pas autant qu'il le souhaiterait. En tout cas, l'interprétation qu'il fournit de ce que serait l'analyse ricardienne pèche sur ce point qu'il lui fait perdre tous les liens qu'elle entretient avec le travail de production, et ceci dans la perspective - évidemment essentielle - de la fondation de la... valeur économique.

Lisons David Ricardo :

"La valeur d'une marchandise, ou la quantité de toute autre marchandise contre la-quelle elle s'échange, dépend de la quantité relative de travail nécessaire à sa production, et non de la plus ou moins grande rétribution versée pour ce travail." (page 51 des "Principes, etc.")

Pour Ricardo, le salaire n'est pas constitutif de la valeur de la marchandise produite. C'est la seule quantité de travail qui l'est."

Mais, dira-t-on, les bâtiments, les machines et les matières premières utilisées ne comptent-ils pour rien dans la valeur économique de la marchandise produite ? Si, bien sûr, répond Ricardo, mais tout ceci se réduit également en une valeur économique produite elle-même par du travail. Ce sont des objets qui résultent d'un travail de production et dont la valeur se transmet à la marchandise produite en dernier ressort au fur et à mesure de leur utilisation dans sa fabrication :

"Il n'y a pas que le travail immédiatement appliqué aux marchandises qui en modifie la valeur ; il y a également le travail consacré à la production des instruments, des outils et des bâtiments assistant ce travail." (page 62)

Mais le salaire lui-même, par quoi est-il déterminé ? Est-ce, chez David Ricardo, une affaire de répartition ? C'est là effectivement que tout se joue... en mode capitaliste de production. D'où l'intérêt d'y aller voir.

Michel J. Cuny

22 janvier 2014

8. Ne pas scier la branche sur laquelle les "zélites" sont assises : la répartition

Il paraît donc que rien ne peut se comprendre, chez David Ricardo, sans constamment repasser par le travail de production. Ce dont Thomas Piketty néglige de tenir compte. Chez lui, le travail se trouve représenté par le salaire. Il est un intervenant de l'économie parmi d'autres. Il s'affronte à ceux-ci à l'occasion de la répartition, dans un système qui est considéré comme horizontal : rien que de la démocratie méritocratique.

C'est pourtant un travers que Thomas Piketty connaît bien et qu'il a lui-même dénoncé. Arrêtons-nous-y un petit instant en observant comment cela se définit dans son langage, c'est-à-dire quand on se trouve animé de cette préoccupation centrale de la "répartition" qui sert de pilotis à l'idéologie de la "méritocratie" et des "zélites" :

"Les économistes du XIXème siècle avaient un immense mérite : ils plaçaient la question de la répartition au coeur de l'analyse et ils cherchaient à étudier les tendances de long terme." (page 38)

De quels économistes du XIXème siècle Thomas Piketty veut-il nous parler ? À cet endroit de son livre, il n'a encore évoqué que trois personnages qui peuvent entrer dans cette catégorie : Malthus (1766-1834), Ricardo (1772-1823) et Marx (1818-1883). Si ce sont bien les personnages qu'il vise, il a raison une fois sur trois, c'est-à-dire seulement dans le cas de Malthus. Pour les deux autres, tout est centré sur la production et sur le travail, c'est-à-dire - indirectement chez Ricardo, et très directement chez Marx -, sur l'exploitation du travail. Ce qui est un gros mot, depuis qu'on nous a massacré Joseph Staline... (NB. Pour mesurer avec quelles méthodes éhontées cela s'est fait, on consultera : http://crimesdestaline.canalblog.com)

Imperturbablement, Thomas Piketty poursuit sa réflexion sur le passé de sa discipline et, peut-on le penser, sur ces trois messieurs-là :

"Leurs réponses n'étaient pas toujours satisfaisantes - mais au moins posaient-ils les bonnes questions. Nous n'avons dans le fond aucune raison de croire dans le caractère autoéquilibré de la croissance." (page 38)

C'est ben vrai, cha...
Mais, la croissance, voilà le grand mot lâché !... Et qui dit croissance, dit répartition, le mieux étant que celle-ci se réalise "au mérite"..., tout à fait à l'horizontale. C'est d'ailleurs à cet endroit que le système tangue dangereusement, et qu'il y a urgence. Thomas Piketty l'a bien compris, lui aussi :

"Il est plus que temps de remettre la question des inégalités au coeur de l'analyse économique et de reposer les questions ouvertes au XIXème siècle." (page 38)

Mais pas celle de l'exploitation ?...

Michel J. Cuny 

 

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21 janvier 2014

7. Un David Ricardo quelque peu défiguré

Puisque Thomas Piketty s'est donné la peine d'introduire auprès de nous ces Principes de l'économie politique et de l'impôt que Ricardo a publiés en 1817, nous aurions tort de ne pas y aller voir dès maintenant.

Par-delà l'intitulé "Ricardo et le principe de rareté", nous avons vu Thomas Piketty considérer qu'il lui était possible de traduire ainsi l'une des préoccupations de cet auteur :

"[Ricardo] est surtout intéressé par le paradoxe logique suivant : à partir du moment où la croissance de la population et de la production se prolonge durablement, la terre tend à devenir de plus en plus rare relativement aux autres biens. La loi de l'offre et de la demande devrait conduire à une hausse continue du prix de la terre et des loyers versés aux propriétaires terriens."

La première phrase paraît illustrer, à sa façon, le problème de la "rareté" : il s'agirait d'un rapport réel, ou plutôt d'une divergence réelle entre une quantité d'humains et une quantité de nourriture. La nourriture apparaissant comme absolument nécessaire à la vie, la population demande à la production sa part... qui ne peut pas lui être donnée.

Évidemment, il ne s'agit pas, là, de ce que veut dire Ricardo, mais de ce que veut lui faire dire Thomas Piketty. Nous sommes dans un système d'échanges qui s'effectuent grâce à la circulation d'une monnaie. D'où la seconde phrase... qu'on peut relire.

On y voit que le déséquilibre redouté ne serait pas l'effet d'une inadéquation quantitative entre des personnes, d'un côté, et leur nourriture, de l'autre. Il s'agit d'un déséquilibre qui peut se résoudre à travers une modification du prix à payer, par ceux qui souhaitent s'alimenter, à ceux qui produisent la nourriture, ou, plus précisément, les produits agri-coles primaires qui se trouvent à son origine.

Le problème de la répartition des produits agricoles, outre que nous voyons ici en quoi il ne peut pas être séparé de celui de la production, concerne la partie de la population qui n'a pas directement accès à la terre. Selon la phrase de Thomas Piketty, c'est la rencontre entre sa demande à elle, et l'offre des acteurs de la production agricole, qui décidera du niveau auquel sera fixé le prix qu'elle devra payer. Or, la hausse éventuelle de ce prix est directement liée à la quantité de personnes qu'elle-même représente : personnes qui, sans le vouloir, sont en concurrence entre elles pour obtenir, chacune, sa nourriture et celle de sa famille. De même qu'en face, les différents producteurs agricoles se trouvent en concurrence les uns par rapport aux autres...

Or, cette concurrence entre les producteurs comprend un aspect qui est particulier à la production agricole : le différentiel de fertilité des différentes terres donne un avantage naturel (c'est-à-dire indépendant de tout travail humain) à certains propriétaires qui, dotés de terres plus fertiles, obtiendront davantage de produits avec moins de travail.

Ainsi, tandis que nous avons pu croire ne devoir traiter que d'une question de répartition, nous constatons que nous nous trouvons désormais en face d'une double question : production et travail

C'est alors qu'il convient de se tourner vers Ricardo... pour l'entendre aussitôt tenir un langage qui n'est pas celui que lui prête Thomas Piketty...

La loi de l'offre et de la demande ?... Voilà ce qu'en écrit David Ricardo dans les Principes de l'économie politique et de l'impôt (GF-Flammarion 1992, page 395) :

"C'est le coût de production qui détermine en définitive le prix des marchandises, et non, comme on l'a souvent dit, le rapport entre l'offre et la demande. Selon que la demande d'une marchandise augmentera ou diminuera, le rapport entre l'offre et la demande pourra influencer le prix de marché jusqu'à ce qu'elle soit offerte en plus ou moins grande quantité ; mais cet effet ne sera que de courte durée."

C'est bien ici que, pour notre part, nous allons devoir commencer à travailler.

Michel J. Cuny

20 janvier 2014

6. David Ricardo et le principe de rareté

Après Thomas Malthus, le gâteau passe à David Ricardo qui se trouve introduit par un titre en caractère gras que nous aurions tort de prendre trop vite pour du bon pain : "Ricardo : le principe de rareté."

 En effet, ce panneau-là est beaucoup trop accordé à une affaire de pâtisserie où, toujours, les "zélites" - méritantes, comme de juste - sont les premières et les mieux servies... Notre Thomas à nous, nous la baille belle, mais nous ne sommes pas si naïf.

Laissons-le, cependant, nous en dire un peu plus :

"Pour Ricardo, qui publie en 1817 ses Principes de l'économie politique et de l'impôt, le principal souci concerne l'évolution à long terme du prix de la terre et du niveau de la rente foncière." (page 21)

C'est un peu vite dit... Ce qui ne peut cependant pas nous dispenser de prêter attention à la suite :

"[Ricardo] est surtout intéressé par le paradoxe logique suivant : à partir du moment où la croissance de la population et de la production se prolonge durablement, la terre tend à devenir de plus en plus rare relativement aux autres biens. La loi de l'offre et de la demande devrait conduire à une hausse continue du prix de la terre et des loyers versés aux propriétaires terriens. À terme, ces derniers recevront donc une part de plus en plus importante du revenu national, et le reste de la population une part de plus en plus réduite, ce qui serait destructeur pour l'équilibre social. Pour Ricardo, la seule issue logiquement et politiquement satisfaisante est un impôt sans cesse plus lourd sur la rente foncière." (page 22)

L'Histoire ayant donné tort aux inquiétudes exagérées de David Ricardo, Thomas Piketty n'en retire pas moins cette impression que

"le « principe de rareté » sur lequel il s'appuie peut potentiellement conduire certains prix à prendre des valeurs extrêmes pendant de longues décennies". (page 22)

Plus généralement encore :

"On aurait bien tort de négliger l'importance de ce principe pour l'analyse de la répartition mondiale des richesses au XXIème siècle - il suffit pour s'en convaincre de remplacer dans le modèle de Ricardo le prix des terres agricoles par celui de l'immobilier urbain dans les grandes capitales, ou bien par le prix du pétrole." (page 23)

David Ricardo aurait-il, lui aussi, oublié la production ? La "rareté" serait-elle vraiment son principe premier ? C'est ce qu'il reste à aller lui demander...

Michel J. Cuny

20 janvier 2014

5. Mais comment sortir de sentiers battus qui ont été tracés dans un terrain vague ?

A la différence du "Capital" de Karl Marx, "Le capital au XXIème siècle" de Thomas Piketty ne prétend pas analyser les fondements du mode capitaliste de production. Ainsi que celui-ci l'écrit directement à la suite de sa phrase évoquant les "valeurs méritocra-tiques sur lesquelles se fondent nos sociétés démocratiques" :

"Des moyens existent cependant pour que la démocratie et l'intérêt général parviennent à reprendre le contrôle du capitalisme et des intérêts privés, tout en repoussant les replis protectionnistes et nationalistes. Ce livre tente de faire des propositions en ce sens, en s'appuyant sur les leçons de ces expériences historiques, dont le récit forme la trame principale de cet ouvrage." (page 16)

Il s'agit donc, sans doute, de refonder le tout sur les "valeurs méritocratiques", dont on pressent qu'elles risquent de ne pas vraiment faire le poids avec la valeur d'échange qui fonde, elle, le capitalisme, tout en assurant les intérêts privés qui vont avec. Mais pourquoi ne pas y réfléchir ?

La méritocratie est un système de répartition des richesses... Or, de même que Jacques Lacan aimait à plaisanter sur le fond même du monothéisme en le définissant par la formule lapidaire : "Y a d' l'un !", nous pourrions dire qu'en mode capitaliste de pro-duction : "Y a d' la richesse, à se répartir !" Ce qui n'est pas nécessairement ce qu'il y a de plus désagréable...

Sauf pour celles et ceux qui ont lu Malthus. C'est alors qu'on arrête de rigoler. Thomas Piketty en a fait lui aussi l'expérience :

"Pour Thomas Malthus, qui publie en 1798 son Essai sur le principe de population, aucun doute n'est permis : la surpopulation est la principale menace." (page 19)

Fallait s'y attendre : il y a, certes, la question de la taille du gâteau - mais c'est réglé : "Y a un gâteau !"... Ainsi, tout dépend désormais de la quantité des convives à régaler... Au mérite.

Ce qui revient à découper des parts inégales pour des mérites inégaux : sûr, qu'il va y avoir du sport.

Pour sa part (!), Thomas Piketty a eu le bon goût de ne pas aller vers la solution mathématique de facilité, et pourtant son cursus universitaire l'y invitait :

"Ma thèse se composait de quelques théorèmes mathématiques relativement abstraits." (page 63)

Or, c'est précisément à cet endroit qu'il a buté sur quelque chose de tout à fait désagréable avec quoi il a décidé de briser assez rapidement, et c'est ce qui nous le rend plus que sympathique : admirable, tout simplement, si l'on veut bien considérer de quoi notre époque est faite, par ailleurs...

"Disons-le tout net : la discipline économique n'est toujours pas sortie de sa passion infantile pour les mathématiques et les spéculations purement théoriques, et souvent très idéologiques, au détriment de la recherche historique et du rapprochement avec les autres sciences sociales. Trop souvent, les économistes sont avant tout préoccupés par de petits problèmes mathématiques qui n'intéressent qu'eux-mêmes, ce qui leur permet de se donner à peu de frais des apparences de scientificité et d'éviter d'avoir à répondre aux questions autrement plus compliquées posées par le monde qui les entoure." (page 63)

Est-il si facile de rompre avec ce système-là (de répartition ?), et de refaire sa formation si rapidement ? En tous cas, le travail réalisé par Thomas Piketty ne devrait pas manquer de susciter quelques-unes des vocations dont nous avons, toutes et tous, un besoin si urgent.

Michel J. Cuny

19 janvier 2014

2. Prendre Marx à l'envers

L'Introduction rédigée par Thomas Piketty pour son ouvrage Le capital au XXIème  siècle débute ainsi:

"La répartition des richesses est l'une des questions les plus vives et les plus débattues aujourd'hui." (page 15)

En tant qu'il est désormais le principal spécialiste de l'évolution des hauts revenus en France au XXème siècle - selon le titre d'un précédent livre dans lequel il a accumulé une somme considérable de documents tout en réalisant un très intéressant travail d'analyse -, et qu'il a replacé ce problème dans le contexte plus large de l'évolution du revenu moyen des foyers, Thomas Piketty est directement dans son élément dès qu'il s'agit d'analyser la répartition des richesses.

Le capitalisme est-il lui-même une affaire de répartition ? Certainement pas. Ou, tout au moins, pas chez Karl Marx. Mais que vient donc faire ici ce dernier personnage ?

C'est Thomas Piketty qui l'introduit dès la troisième phrase :

"La dynamique de l'accumulation du capital privé conduit-elle inévitablement à une concentration toujours plus forte de la richesse et du pouvoir entre quelques mains, comme l'a cru Marx au XIXème siècle ?" (page 15)

L'enchaînement rapproché de ces deux phrases paraît nous indiquer qu'il y aurait un lien direct entre la répartition des richesses et l'accumulation du capital privé. Peut-être même s'agirait-il d'un rapport entre des personnes : ici les travailleurs, et là les détenteurs du capital, les uns et les autres s'opposant sur le problème de la répartition des richesses.

Une question, tout de suite : d'où vient qu'il y ait des richesses, et des richesses à répartir ? D'une manne quelconque ? Qu'on se distribue ensuite ?

Peut-être pas. Peut-être faut-il tout d'abord avoir mis en œuvre une production, obtenir que quelque chose soit produit : c'est plus sûr.

Voilà tout simplement ce sur quoi Karl Marx a pris la peine de se pencher avec la plus grande attention. Ce qu'il n'a d'ailleurs pas été le premier à faire. Mais chez lui, cette préoccupation est toujours restée dominante pour cette simple raison que, selon lui, rien ne peut s'analyser en économie sans tout faire aller à partir de la production. Qui produit ? Quoi? Comment ? Pour qui? À quel prix pour sa santé ? Pour son temps de vie ?... C'est alors qu'on a la surprise de constater à quel point tout le reste vient se ranger à la suite... Quant à la répartition, avant d'avoir la moindre tournure "économique", c'est d'abord le fait de la force (bête et brutale, du point de vue de toute économie) : le pouvoir politique, tel qu'il émane de l'exercice de la souveraineté (quel que soit son système de fondation) à l'intérieur de la cité, ou, plus généralement, des collectivités humaines.

J'y reviendrai. 

Michel J. Cuny

18 janvier 2014

1. Quarante ans plus tard

Dernière minute !...
Je viens de publier un livre électronique entièrement consacré à Thomas Piketty.
A retrouver ici :

 

Nouvelle parution !

Ce que Thomas Piketty nous révèle, malgré lui, de l'épopée de l'URSS Livre électronique, 294 pages, 12 euros Accès à la Table des matières Accès aux pages 13 à 15 Commande et paiement La lecture de l'ouvrage de Thomas Piketty Le capital au XXIe siècle (Seuil 2013) fait très vite apparaître que l'auteur n'entretient qu'un rapport de méconnaissance...

http://unefrancearefaire.com

 

J'étais arrivé aux environs de la six-centième page du livre de Thomas Piketty "Les hauts revenus en France au XXème siècle" (2001), lorsque m'est venu sous la main son ouvrage de 2013 : "Le capital au XXIème siècle", où j'apprends que l'année de naissance de l'auteur correspond approximativement au moment où j'en étais moi-même à franchir, pour l'une des toutes premières fois, le seuil de la Faculté de droit de Nancy : j'allais m'y régaler des cours du constitutionnaliste François Borella.

L'année suivante, à l'occasion d'une épreuve orale, j'aurais l'occasion de me trouver dans un redoutable face-à-face avec Alain Buzelay, notre professeur d'économie politique : sans doute, en cette fin d'année universitaire, n'avais-je pas assisté à plus de cours de lui que notre main ne compte de doigts...

Un an encore, et je me détournais de cet univers estudiantin qui n'était destiné, par les quelques résultats que j'ai pu tout de même y glaner, qu'à me permettre, en respectant les exigences administratives minimales, de conserver à quatre-vingts kilomètres de là et pendant six ans, mon poste de surveillant au lycée Jules Ferry de Saint-Dié (Vosges).

Pour moi, les cours d'Alain Buzelay ont connu leur point tournant lorsque le hasard a bien voulu me permettre de l'entendre poser le problème de la valeur tel qu'il se présente chez Marx : affaire réglée en dix minutes peut-être... Il n'y avait rien à chercher de ce côté-là.

Et c'est en lisant Thomas Piketty, que je viens de retrouver ce souvenir très lointain, d'un Buzelay qui s'appuyait, de fait, sur ce qui paraît constituer l'essentiel de l'analyse économique de Kuznets et de la fameuse courbe qui va avec. Il s'agit, en quelque sorte d'une affaire de pionniers. Voici ce qu'en écrit Thomas Piketty :

"L'idée serait que les inégalités s'accroissent au cours des premières phases de l'industrialisation (seule une minorité est à même de bénéficier des nouvelles richesses apportées par l'industrialisation), avant de se mettre spontanément à diminuer lors des phases avancées du développement (une fraction de plus en plus importante de la population rejoint les secteurs les plus porteurs, d'où une réduction spontanée des inégalités)." (Le capital au XXIème siècle, Seuil 2013, page 35)

A propos de cette joyeuse perspective de ceux qui auraient à courir aussi vite que possible sur les talons des pionniers qui raflent toujours les gros lots, il semble que Zénon d'Elée ait par avance dit tout ce qu'il fallait en dire : c'est pas gagné d'avance.

Michel J. Cuny

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Michel J. Cuny lit et commente Thomas Piketty
  • La qualité du travail réalisé par Thomas Piketty me conduit à regarder de plus près les outils, les procédés et les résultats qui s'y manifestent, mon commentaire étant le fruit d'une première lecture et des surprises qui peuvent s'y rencontrer. M. J. Cuny
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