10. La quantité de travail comme régulatrice de la valeur économique
En tant qu'il est la rémunération du travail de production, le salaire repose, chez David Ricardo, sur un socle "naturel" : il doit garantir la survie de l'ouvrier et de sa progé-niture, c'est-à-dire assurer la continuation de son exploitation... On ne s'y répartit pas le gâteau : on mange pour vivre et pour pouvoir travailler à la croissance du capital d'au-trui, et des moyens de production que, par conséquent, cet autrui s'approprie.
Dans le texte de cet auteur, voilà ce que cela donne :
"Le travail, comme tout autre bien acheté et vendu, et dont la quantité peut varier, a un prix naturel et un prix de marché. Son prix naturel est celui qui est nécessaire pour permettre globalement aux travailleurs de subsister et de perpétuer leur espèce sans variation de leur nombre." (page 114)
Le salaire n'est lui-même qu'un intermédiaire, qu'un relais incontournable pour atteindre la nourriture et tout ce qui doit garantir la survie de la force productive. David Ricardo le dit ainsi :
"La capacité des travailleurs de subvenir à leurs propres besoins et à ceux de la famille nécessaire pour maintenir leur nombre, ne dépend pas de la quantité de monnaie qu'ils peuvent recevoir comme salaire, mais de la quantité de nourriture, de biens nécessaires et de biens d'agrément qui leur est devenue essentielle par la force de l'habitude, et que cette quantité de monnaie leur permettra d'acheter." (page 114)
Un téléviseur, par exemple...
C'est cette insertion dans le réel de l'exploitation - à la vie, à la mort - que permet de laisser glisser vers les oubliettes la doctrine de la répartition qui a pris tant de place dans la démocratie méritocratique de Thomas Piketty. On ne saurait d'ailleurs lui en vouloir : il doit lui aussi obtenir d'être rémunéré pour un travail qui ne peut, en aucun cas, se trouver désaccordé par rapport aux nécessités du mode capitaliste de production tel qu'il s'exerce, de façon spécifique, en Europe, et plus particulièrement en France.
Mais que devient, dans tout cela, la question de la croissance diversifiée de la population et de la nourriture chez David Ricardo, puisque Thomas Piketty nous a dit que c'était, là, le grand souci de celui-ci ?
Pour bien préparer le terrain, il ne nous faut pas perdre de vue que Ricardo lui-même nous a indiqué, au-delà du prix "naturel" dont nous venons de développer le sens, un prix de "marché". Voici de quoi il s'agit, dans son langage à lui :
"En faisant du travail le fondement de la valeur des marchandises, et de la quantité relative de travail nécessaire à leur production, la loi réglant les quantités respectives de biens qui doivent être échangées les unes contre les autres, nous n'avons pas la prétention de nier les variations accidentelles et temporaires du prix effectif des marchandises, ou prix de marché, par rapport à leur prix fondamental et naturel." (page 109)
Ces "variations accidentelles et temporaires" sont celles qui dépendent de la loi de l'offre et de la demande, c'est-à-dire, en particulier, de la rareté locale et/ou momentanée d'un produit qui se vendra donc à un prix de marché différent de son prix naturel, mais sans pouvoir modifier le caractère crucial de celui-ci. Ce que Thomas Piketty a omis de nous dire quand il nous a renvoyés un peu trop massivement vers la mirifique et néanmoins boiteuse... loi de l'offre et de la demande. Rappelons qu'elle nous fait perdre de vue la nécessité, pour l'ouvrier et sa famille, de manger. En bon français d'aujourd'hui, ça s'appelle : les restos du cœur.
Michel J. Cuny